Claude Lévi-Strauss et le bûcher de Noël

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Claude Lévi-Strauss et le bûcher de Noël

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Au feu ! Les enfants regardent l'effigie du Père Noël pendue aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlée sur le parvis par les patronages catholiques, en 1951.
Au feu ! Les enfants regardent l'effigie du Père Noël pendue aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlée sur le parvis par les patronages catholiques, en 1951.
© AFP

Scandale ! Le 23 décembre 1951, le clergé brûle un père Noël devant la cathédrale de Dijon. L'Eglise l'accuse de "paganiser" une fête sainte. Voilà un objet d'étude pour Claude Lévi-Strauss. Dans "Le père Noël supplicié", l'ethnologue analyse les rites qui entourent la célébration moderne de Noël.

Hiver 1951, les commerçants décorent leur boutique aux couleurs des fêtes de fin d'année, mettent en vitrine leurs plus belles figurines de père Noël. Obscène mise en scène selon les autorités catholiques qui, depuis quelques mois, dénoncent une "paganisation" de la fête de la Nativité. Selon eux, ce folklore détourne les esprits de la dimension proprement chrétienne de cette commémoration, au profit d'un mythe dénué de valeur spirituelle dont le père Noël serait le coupable ambassadeur. La polémique culmine la veille du réveillon, à Dijon. Sur le parvis de la cathédrale Saint-Bénigne, le clergé a invité quelque 250 enfants à brûler une effigie du père Noël, après l'avoir pendu aux grilles de l'édifice. Le lendemain, un journaliste du journal France-Soir livre le récit de cette "exécution spectaculaire" :

"Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. (...) Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupables ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée."

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Pour l'Église, encore très conservatrice avant le concile de Vatican II, le 25 décembre célèbre la naissance de Jésus et non un vieux bonhomme distribuant des cadeaux aux enfants méritants. Cette figure païenne et mercantile s'est même "introduite dans les écoles publiques", s'insurge le porte-parole de l'épiscopat français, "alors qu'au nom d'une laïcité outrancière, la crèche est bannie des mêmes écoles" ! Cette hérésie valait bien un bûcher indiquent les pyromanes du père Noël dans un communiqué publié après les faits :

"Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du père Noël le contrepoids du père Fouettard.

"Accusé père Noël, levez-vous !"

Le père Noël dans les flammes à la une du magazine "Point de vue", le 3 janvier 1951.
Le père Noël dans les flammes à la une du magazine "Point de vue", le 3 janvier 1951.

Quelques jours plus tard, la polémique est encore loin d'être éteinte. Le père Noël méritait-il cet autodafé ? L'hebdomadaire Carrefour décide de faire renaître le vieux barbu de ses cendres pour le présenter au tribunal médiatique, invitant deux écrivains à débattre de son sort dans un article titré "Accusé père Noël, levez-vous !". D'un côté, l'écrivain catholique Gilbert Cesbron se lance dans un vibrant réquisitoire, qui débute par cette saynète :

"Un petit garçon téléphonait au père Noël (c'était l'animation de l'année) dans le hall d'un grand magasin. - Allô ? Eh bien, mon petit, que demandes-tu ? - Où êtes-vous ? - Mais... au ciel, naturellement ! - Alors je veux parler à mon papa… L'autre transpira sous sa barbe et raccrocha. Deux mondes venaient de se rencontrer : celui du Christ et celui du père Noël. Une seule victime : l'innocent, comme toujours ! le petit enfant qu'on venait de couper avec le Ciel. Un seul responsable : l'attendrissant, le traditionnel, le « si joli » mensonge des parents."

Confondre "la Cène avec le réveillon" et "cacher Dieu" par des "bonhommes suant dans leur habit fourré" qui jouent la comédie dans les grands magasins, voilà un bien piètre camouflage. Pour Gilbert Cesbron, ce mensonge mérite bien que l'on "assassine le père Noël" ! Face à lui, l'avocat du père Noël s'appelle René Barjavel. Au cœur de son plaidoyer, il convoque à son tour l'innocence enfantine  :

"[Le père Noël] est miraculeusement défendu par les tout petits enfants, ceux qui ne s'étonnent pas de la télévision, mais savent parfaitement que ce vieux couvercle de boîte à cirage est un grand navire qui transporte mille passagers (...) et que le dessous de la table est un palais. Et ce sont les enfants qui voient clair. Dans ce monde que les hommes s'appliquent chaque jour à faire plus triste, plus raisonnable, plus sanglant, et où même les souvenirs sont affreux, il reste une petite lumière, c'est celle des bougies du sapin brillant sur la barbe de coton du père Noël. Elle éclaire toute notre enfance."

Précisément parce qu'il est plus aisé à un enfant de trois ans de croire au père Noël qui "simplement parce que c'est Noël, apporte ce dont il rêvait" que de comprendre, comme le dit l'Eglise, que "Dieu a donné son fils aux hommes afin qu'ils soient sauvés", le généreux barbu mérite d'être épargné. Que les psychiatres, les politiciens ou les savants s'attaquent au père Noël est entendable, mais pourquoi les Églises s'en prendraient-elles à lui ? "Craignent-elles la concurrence ? interroge René Barjavel. Ce serait cocasse. N'est-ce pas qu'elles ont quelque tendance à faire de Dieu lui-même une sorte de père barbu assis sur un nuage et doublé d'un adjudant de gendarmerie ?"

Afin d'apaiser les tensions qui règnent à Dijon (et même au-delà), son maire, Félix Kir, ressuscite le père Noël en le faisant parader sur les toits de l'hôtel de ville, éclairé par des projecteurs déployés pour l'occasion. Le spectacle devient une tradition locale, reconduite d'année en année, comme on peut le voir dans cette captation datée de 1968.

Sur les docks | 14-15
53 min

L'ethnologie du père Noël par Lévi-Strauss

Symptomatique d'une évolution des mœurs et des croyances, l'affaire pique la curiosité de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss, alors directeur d'étude à l'École pratique des hautes études (Ehess). En effet, "ce n'est pas tous les jours que l'ethnologue trouve ainsi l'occasion d'observer, dans sa propre société, la croissance subite d'un rite, et même d'un culte", confie-t-il. Dans "Le père Noël supplicié", un texte publié dans la revue Les Temps modernes l'année suivante, Lévi-Strauss analyse l'épisode dijonnais.

Pour l'ethnologue, la question que pose cette affaire ne porte pas tant sur "les raisons pour lesquelles le père Noël plaît aux enfants", mais bien plutôt sur "celles qui ont poussé les adultes à l’inventer". Car depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Français se sont mis à fêter Noël "à l’américaine". On voit des "sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit", des "cartes de vœux à vignette" exposées "sur la cheminée" et des "personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins"… Bref, un ensemble de pratiques qui, "il y a quelques années encore", auraient semblé "puériles et baroques", remarque l’ethnologue.

Comment expliquer le succès du folklore de Noël et, surtout, la popularité croissante de son principal émissaire ? "L’influence des Etats-Unis", peut-être même "l’importation de marchandises liées aux rites de Noël" avec le plan Marshall. Mais la diffusion de cette façon de célébrer Noël ne se résume pas à cela. Selon Lévi-Strauss, ces pratiques importées ont du succès car elles jouent un rôle de catalyseur en suscitant la résurgence de coutumes oubliées. L’invention de Noël est certes "récente", mais "n’est pas née à partir de rien" et l'on peut trouver dans ses symboles la résonance de traditions anciennes (bien que Lévi-Strauss invite à "se défier des explications trop faciles par appel automatique aux vestiges et survivances") :

"D’autres usages médiévaux sont attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d’un tronc assez gros pour brûler toute la nuit ; les cierges, d’une taille propre à assurer le même résultat ; la décoration des édifices (depuis les Saturnalia romaines) avec des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin ; enfin, et sans relation aucune avec Noël, les Romans de la Table ronde font état d’un arbre surnaturel couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre de Noël apparaît comme une solution syncrétique, c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences jusqu’alors données à l’état disjoint : arbre magique, feu, lumière durable, verdure persistante." Claude Lévi-Strauss, "Le père Noël supplicié", Les Temps modernes, n° 77, (1952)

Quant au fameux père Noël, il s'agit bien d'une "création moderne", en particulier la croyance "qui le domicilie au Groenland, possession danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit même que cet aspect de la légende s’est surtout développé au cours de la dernière guerre, en raison du stationnement de forces américaines en Islande et au Groenland", écrit Lévi-Strauss. Mais là encore, par une forme de syncrétisme, on retrouve l'écho de divers mythes anciens. "De très vieux éléments sont donc brassés et re-brassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël", résume l'ethnologue.

Une vie, une oeuvre
1h 00

Une divinité liée aux rites de passage

Que peut donc bien signifier le père Noël pour que sa popularité grandissante déclenche une telle animosité ? Difficile, déjà, de catégoriser ce personnage qui n'est ni "un être mythique, car il n’y pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions", ni "un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché". Il faut conclure avec Lévi-Strauss que le père Noël est finalement un "être surnaturel" dont la forme immuable et la fonction exclusive le situent du côté des divinités :

"Il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications." Claude Lévi-Strauss

La figure médiatrice du père Noël est "l'expression d'un statut différentiel entre les petits enfants d'une part, les adolescents et les adultes de l'autre". Elle aurait pour fonction de marquer un rite de passage. Comme dans les mythes initiatiques, la fable moderne et occidentale du père Noël délimite une catégorie de la société, en l'occurrence, une classe d’âge maintenue dans l’obéissance. Le mythe du père Noël fixe ainsi les conditions de l’échange - des cadeaux contre la bonne conduite entre les enfants et les adultes : "Toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux."

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Les cadeaux de Noël, sacrifice à la douceur de vivre

Mais pour l'ethnologue, il faut voir plus loin que cette apparente fonction utilitaire du mythe : "la croyance au père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants" ! Lévi-Strauss voit dans cette distinction entre les non-initiés et les initiés (ou entre ceux qui croient au père Noël et ceux qui vont vivre cet objet de croyance) une autre signification. En faisant notamment un détour par le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblos, il décèle dans le mythe de Noël l'écho archaïque de la fête des morts liée au déclin et renouveau de la lumière lors du solstice d'hiver. Selon les folkloristes et historiens des religions, le père Noël peut être considéré comme un lointain héritier du roi des Saturnales qui, à l’époque romaine, servaient à honorer les défunts sans sépulture. Ou renvoyer à Saint Nicolas, celui qui ressuscite les enfants et leur offre des cadeaux.

"Nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui révèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux (...). Dans la mesure où les rites et les croyances liées au père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants." Claude Lévi-Strauss

Les enfants incarnent les morts et les adultes, les vivants, qui leur livrent des offrandes. "La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l'au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l'au-delà sous prétexte de les donner aux enfants", écrit Lévi-Strauss. Ainsi, "les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d'abord à ne pas mourir". Ces généreuses offrandes sont comme une prière adressée aux "petits enfants - incarnation traditionnelle des morts - pour qu'ils consentent, en croyant au père Noël, à nous aider à croire en la vie".

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Aussi, l'ethnologue donne-t-il avec ironie raison à l'Eglise qui dénonce la croyance au père Noël comme une persistance du paganisme, puisque ces rituels profanes sont exactement comme "une prière aux morts", et non "une prière pour morts" - précisément ce qui distingue les religions païennes des religions modernes. "Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen", conclut-il. La conviction de Lévi-Strauss selon laquelle "nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société" est aussi un bel exemple de la pensée de l'anthropologue, alors promise à un grand succès dans les années 1960.

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